Comment un investisseur peut-il réussir ? Pour aborder les deux illusions qui l’en empêchent le plus souvent, je préfère vous raconter l’histoire d’un architecte qui a pris sa retraite il y a quelques années à peine. Ce sera plus amusant, et tout aussi instructif.

C’est l’histoire d’un investisseur atypique, né en 1952. Ses parents lui ont donné pour ses 20 ans une somme d’argent non négligeable, 70 000 francs de l’époque, l’équivalent de 10 000 euros d’aujourd’hui.

Notre jeune homme avait donc de la chance. Mais il n’avait aucune culture économique ou financière, son intérêt allait plutôt vers ses études d’architecture et vers les filles.

1972 : acheter de l’or

Sans réfléchir, il décida d’acheter de l’or.

Décision insensée !

  • À l’époque en effet le « métal jaune » n’avait aucun avenir. Les économistes comme les journalistes financiers le rappelaient à l’envi.
  • D’ailleurs, en 1973 un ministre des Finances qui devait par la suite devenir Président de la République, lança un emprunt d’État… indexé sur l’or, preuve qu’il pensait, tout comme la majorité écrasante des « sachants » de l’époque, que le métal jaune ne pouvait pas avoir un destin favorable.
  • Autre indice pour ceux ou celles qui n’ont pas vécu cette période – ou pour ceux ou celles qui pourraient avoir oublié l’ambiance de l’époque – c’est en 1972 qu’est né le mensuel L’expansion et en 1974 l’hebdomadaire Investir : toute l’attention était sur la croissance, les entreprises, sur les vertus de l’investissement productif, sur l’intérêt de la Bourse, et l’or était considéré comme un placement stérile.

Un mauvais investissement

  • Depuis le début des années cinquante, donc pendant l’essentiel des « trente glorieuses » (cette expression fut créée en 1979 par l’économiste Jean Fourastié pour la période couvrant les années 1945-1975), l’économie s’était transformée et tous les français avaient bénéficié d’une fantastique élévation de leur niveau de vie.
  • L’or, lui, n’avait cessé de baisser. Le lingot par exemple avait perdu plus de la moitié de sa valeur réelle (donc après avoir retiré l’inflation de l’évolution du prix de l’or).

L’or n’était pas un bon investissement : que fallait-il de plus que la preuve par les chiffres, que l’accord unanime des experts, que l’évidence partagée ?

C’était donc un piètre investisseur, mais attendons la suite…

1982 : vendre l’or pour acheter des actions

Après des débuts un peu chaotiques dans la vie professionnelle, notre jeune homme s’est finalement stabilisé dans un cabinet d’architecture, a trouvé l’élue de son cœur et s’est marié. Puis vint la plus belle des bonnes nouvelles, avec l’annonce d’un bébé au beau milieu de l’année 1982.

Les choses devenant sérieuses, le futur papa a rapidement examiné sa situation financière, et s’est souvenu qu’il avait il y a bien longtemps acheté de l’or. Le temps de se renseigner, il eut la bonne surprise de constater que la valeur de ses pièces et lingots avait progressé, que ses 70 000 francs étaient devenus plus de 540 000 francs, soit une multiplication par près de 8 ! De 10 000 euros d’aujourd’hui à 77 600 euros.

Quand l’investisseur gagne : acheter de l’or en 1972
L’or a progressé soudainement après la fin de la convertibilité du dollar en or

Pris d’une bonne intention, il se dit qu’en tant que père de famille il devait adopter une attitude responsable. Question immobilier, il était locataire. Il ne se voyait pas acheter un appartement, car les taux d’emprunt étaient vraiment très élevés, et de tout façon son salaire dans le cabinet ne lui permettait pas de commencer une épargne sérieuse. En plus, son niveau de dépenses – mais que faisait-il d’autre que vivre normalement ? – faisait qu’il était un peu juste à chaque fin de mois. Mais il pouvait au moins faire quelque chose d’intelligent avec l’argent qu’il avait déjà.

Eh bien, se dit notre jeune homme, je vais vendre l’or et acheter des actions.

Sitôt pensé, sitôt fait.

Décision insensée !

En effet, nous étions en 1982 :

  • les débats idéologiques faisaient rage, et le Président de la République était encore auréolé d’un parfum de marxisme,
  • le monde était sous le choc de la nomination de quatre ministres communistes dans le gouvernement français,
  • on venait d’instaurer un contrôle des changes pour éviter que les capitaux ne fuient la France,
  • les plus beaux fleurons de la Bourse venaient d’être nationalisés,
  • il ne manquait pas de voix pour dire haut et clair que la Bourse française était morte,
  • le pessimisme le plus noir régnait dans les milieux économiques et financiers,
  • même l’immobilier souffrait,
  • nombre d’investisseurs éclairés achetaient de l’or, valeur refuge par excellence,

S’il en avait parlé autour de lui, s’il avait pris conseil, il aurait immédiatement été dissuadé de vendre son or et d’acheter des actions. C’était en 1982, une décision que n’aurait jamais prise une personne un tant soit peu raisonnable, pragmatique ou simplement informée. Aucun investisseur sérieux n’aurait fait une telle chose ! Notre personnage vivait dans son monde, culturellement très éloigné des réalités et des actualités. Les questions d’argent n’étaient pas son fort !

Il avait peut-être de l’avenir comme architecte, mais certainement pas comme investisseur… Attendons la suite !

1999 : vendre les actions pour acheter de l’or

Les années ont passé, la famille s’est élargie et trois jeunes adolescents animent l’appartement de bruit, de joies et de soucis, tandis que notre homme est bien installé dans son cabinet d’architecture où il est associé à un confrère pour des projets toujours plus passionnants.

Un beau matin de 1999, le courtier d’assurances du cabinet explique aux deux associés qu’ils doivent impérativement préparer leur retraite et celle de leurs collaborateurs. Il leur parle d’épargne, d’investissements, et leur propose différentes solutions dans ce sens. Son conseil est explicite : vous ne devez pas laisser passer le temps, chaque mois compte, les gens responsables s’occupent de leur retraite bien à l’avance. Vous devez devenir des investisseurs avertis !

Préparer la retraite

Notre homme, toujours aussi artiste diront certains, n’a pas tellement envie de prélever sur son salaire. Il repense alors à son portefeuille boursier. Il ne l’avait jamais complètement oublié car chaque année il transmettait des documents à son comptable pour la déclaration d’impôt. Mais il ne rentrait jamais dans les détails car tout ce qui était administratif, papiers, etc. avait le don de l’agacer. Son travail d’architecte lui permettait de bien gagner sa vie, il n’avait donc pas eu besoin de s’intéresser aux questions d’argent.

Mais ce jour-là, il se dit qu’il devrait regarder de près, Il découvre alors, avec un brin d’émerveillement, que son portefeuille dépasse la coquette somme de 13 millions de francs (en argent d’aujourd’hui, 1 981 000 euros). Il se dit aussitôt qu’il est assez riche pour ne pas se préoccuper d’épargne, et qu’il peut continuer à dépenser chaque mois ce qu’il gagne. Poussé par la curiosité, il prend une machine à calculer, et s’aperçoit qu’il a multiplié sa mise de départ, en 1982, par près de 25 !

Quand l’investisseur gagne : acheter des actions au début des années quatre-vingt…et les garder
La Bourse a été le meilleur des placements dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix

Formidable. Il faut qu’il prenne une décision. Mais il est incorrigible, c’est sans doute ce qui a fait son succès dans la profession d’architecte, et il raisonne le plus simplement du monde : qui dit retraite dit sécurité, m’a dit le professionnel d’assurances. Eh bien, s’il y a bien une sécurité, c’est l’or, allons-y pour l’or !

Sitôt pensé, sitôt fait.

Affligeant

On se souvient en effet qu’en 1999 :

  • l’actualité économique était aux miracles de la « nouvelle économie »qui fascinait même la grande presse,
  • les entreprises de technologie cotées en Bourse n’avaient pas besoin de chiffre d’affaires pour être considérées comme de bons investissements,
  • surtout l’heure était à l’enthousiasme du nouveau paradigme financier qui soulevait le cours des actions,
  • et l’or, lui, se morfondait dans sa stérilité.

Décision doublement insensée !

  • D’abord aucune diversification. Ce qui aurait relevé du moindre bon sens n’avait pas effleuré la conscience de cet homme décidément bien éloigné des réalités de l’argent.
  • Ensuite, tout conseiller en investissements l’aurait sermonné d’avoir l’idée saugrenue de l’or, décidément bien désuet au moment où l’économie était en train de basculer vers un avenir dont personne ne pouvait percevoir les limites. Sans compter qu’il n’y avait pas que le Bourse, il y avait aussi l’immobilier, il était grand temps qu’il devienne propriétaire au lieu de payer un loyer mois après mois.

Aucun investisseur consciencieux n’aurait fait cela !

Mais attendons la suite….

2009 : vendre l’or pour acheter des actions

Quelques années plus tard, l’associé fit un petit infarctus. Cela ne se révéla pas grave finalement, mais ce fut une alerte qui provoqua une émotion bien compréhensible. Les deux associés prirent auprès d’eux un architecte plus jeune, et décidèrent de réduire un peu leur rythme de travail jusque-là, il faut bien le dire, déraisonnable.

Ceci fut pour notre homme un déclic qui le fit réexaminer sa vie. Il avait 56 ans, le dernier enfant venait de quitter le foyer familial, et sa femme et lui entraient dans une nouvelle phase. Désormais il allait devoir s’organiser différemment, peut-être prendre le temps de faire les voyages dont ils avaient souvent parlé. Et puis, il allait aussi s’occuper sérieusement de sa situation financière.

Il examina donc ses comptes et s’aperçut que son placement en or s’était bien comporté, il avait doublé de valeur. Avec une satisfaction mêlée d’un brin d’excitation, il constata que son placement valait un peu plus de 4 millions d’euros. Pas mal ! Lui qui ne s’était jamais intéressé ni à l’argent ni aux investissements, eh bien, finalement, il était plutôt riche…

Quand l’investisseur gagne : quitter les actions en 1999
L’éclatement de la bulle internet a été terrible pour les actions au début des années deux mille

Que devait-il faire maintenant ? Il n’était toujours pas versé dans les questions d’argent ou d’investissement. Cela ne l’intéressait pas et ne l’intéresserait jamais.

Contrariant ?

Mais il savait au moins une chose, c’est qu’il était en désaccord profond avec ce tout ce qu’il entendait. Des experts qu’il ne comprenait pas bien l’agaçaient prodigieusement, en racontant à longueur d’émissions de télévision que nous étions entrés dans une crise tellement grave qu’on ne s’en remettrait pas. Ceux-là mêmes qui n’avaient rien vu venir se drapaient dans leur savoir comme si eux seuls pouvaient réaliser ce qui se passait, et racontaient la fin du monde.

Cela ne lui plaisait pas. Ce pessimisme ne pouvait avoir raison de la vie, qui gagne toujours. L’économie n’était pas son fort, mais il se refusait à croire que des chiffres et des ordinateurs et des argentiers dénués de poésie soient capables à eux seuls de tout gâcher… quelle arrogance ! Il allait donc, lui, parier sur le temps, parier sur l’avenir. Pour la première fois, il allait prendre une décision financière fondée sur une conviction personnelle. La vie allait continuer, les pessimistes pouvaient se croire intéressants, cela ne leur donnait pas raison pour autant. Notre homme décida de prendre position. Ce sont les entreprises qui sont au cœur de la dynamique économique. Eh bien il allait leur faire confiance, et mettre en Bourse la belle somme dont il disposait ! Il allait vendre son or et acheter des actions !

Sitôt pensé, sitôt fait.

Décision trois fois insensée !

  • D’abord, et comme auparavant, aucune diversification. Le bon sens n’était décidément pas sa qualité première. Pas un investisseur au monde n’aurait l’idée de miser toute sa richesse sur un seul « bon » placement.
  • Ensuite c’était un pari pour le moins risqué :
    • les Bourse avaient chuté de près de 50 %,
    • les banquiers centraux passaient des nuits blanches en craignant une répétition de la crise de 1929 à une échelle plus grave encore,
    • des banques ou compagnies d’assurances pourtant « too big to fail » (traduction littérale en français : « trop grosses pour faire faillite ») devaient être sauvées par leurs gouvernements,
    • la consommation chutait dans la plupart des pays avancés,
    • le chômage s’enflammait.
    • Bref le monde allait vraiment mal. Quel conseil en investissements aurait laissé son client vendre l’or et acheter des actions, donc miser sur les actions au moment où les cours de l’or s’envolaient à nouveau, reflet d’une inquiétude générale
  • C’était enfin une décision incroyablement irresponsable. Heureusement, il avait une vie familiale de qualité. Mais imaginons une situation différente, dans laquelle par exemple il aurait été en instance de divorce, dans un contexte difficile, ou bien une situation dans laquelle l’un de ses enfants aurait été en conflit avec lui. L’accuser d’avoir perdu sa santé d’esprit devenait facile, et tout juge aurait accepté de prononcer son incapacité et sa mise sous tutelle ! Ensuite c’était un pari pour le moins risqué :

Il était décidément incorrigible comme investisseur… Mais attendons la suite.

2014 : partir à la retraite

Toute vie réserve des surprises. En 2014 le cabinet d’architecture et la famille évoluèrent de façon radicale.

Dans le cabinet en effet, le plus jeune associé exprima avec beaucoup de délicatesse, du moins selon son point de vue, que les temps avaient changé et que les fondateurs avaient droit à une retraite bien méritée… Au même moment, notre homme et madame apprirent que leur fille s’installait avec mari et enfants à Shanghaï pour quelques années, alors que déjà leur aîné vivait dans la Silicon Valley.

À 62 ans, avec des petits-enfants à Paris, mais aussi en Chine et en Amérique, l’architecte décida de dénouer sa retraite et de mener une nouvelle vie. Il se demanda bien sûr où en était son portefeuille, car désormais celui-ci allait lui apporter un complément de revenus.

Surprise, son pari sur l’avenir, simplement par fidélité à ses propres convictions, avait été gagnant. La valeur de ce qu’il avait mis avait à nouveau été multipliée par près de 2. Il lut une somme fabuleuse sur son relevé de portefeuille : un peu plus de 7,5 millions d’euros !

Quand l’investisseur gagne : oser acheter des actions au plus bas, quand tout le monde est pessimiste
Il est toujours difficile d’acheter quand le consensus dit le contraire

Un rapide examen des comptes lui montra qu’il avait reçu près de 250 000 € de dividendes au cours de l’année précédente. Jusque-là il avait toujours laissé des consignes à sa banque pour que les dividendes soit réinvestis. S’il lui prenait l’envie d’en consommer tout ou partie, où était le problème ? Il pouvait désormais se considérer comme riche, et ne pas trop compter à la dépense.

La fin de cette belle histoire pourrait s’écrire ainsi : ils vécurent heureux avec leurs enfants et petits-enfants.

Mais cette success story d’investisseur cache deux enseignements précieux. C’est ce que nous allons voir maintenant.

Lire la suite :

Le monde réel de l’investisseur