La crise du logement frappe l’économie française. Pierre Sabatier, économiste et président de l’AUREP(1), répond aux questions de Guy Marty. Inflation, taux d’intérêt et taux de crédit, construction dans le neuf ou rénovation dans l’ancien, tous les sujets sont abordés sous un angle précis : comment l’immobilier pénalise aujourd’hui le pouvoir d’achat des ménages et l’activité économique. Et comment sortir de cette crise.
La situation actuelle du logement est préoccupante. Quelles sont les conséquences de cette situation sur la conjoncture économique et sur l’activité ?
Pierre Sabatier : On va essayer de n’être pas trop généraliste mais précis, parce que le diable se cache dans les détails. Il est temps que l’on comprenne les détails pour comprendre en quoi l’immobilier est un élément constitutif, presque un indicateur avancé, de nos perspectives économiques.
Il faut d’abord avoir en tête que le secteur de l’immobilier dans son ensemble est très sensible aux taux d’intérêt. J’ai presque envie de dire que la crise du logement a deux origines, une structurelle, une autre conjoncturelle.
La problématique conjoncturelle associée à la crise du logement que nous vivons aujourd’hui est une forme de dommage collatéral. Il y a deux pilotes dans une économie : le législateur et celui qui dispose du pouvoir de battre monnaie, donc la Banque centrale. Pour casser l’inflation qui s’était immiscée dans notre économie en 2021 puis 2022, notre pilote monétaire, la Banque Centrale Européenne, a augmenté les taux d’intérêt à des niveaux qu’on n’avait plus connus depuis une dizaine d’années. Assez vite, et d’une ampleur relativement importante puisqu’on est passé de 0 à un peu plus de 4 %, en très peu de temps.
Notre pilote voulait faire ralentir le véhicule…
…et donc pour la crise du logement, on pourrait parler de crime prémédité ?
Pierre Sabatier : Ce n’était pas l’objectif, mais c’est le premier dommage collatéral.
Quand on parle de crise du logement, il faut séparer le logement existant et le logement neuf. Celui qui a le plus souffert et est aujourd’hui complètement atone, c’est le logement neuf. Il y a un manque avéré de logements. Notamment dans les zones tendues, les grands centres métropolitains dans lesquels on loge toute notre activité, toutes nos entreprises. La logique veut que les gens viennent s’y installer, donc il faut les loger. D’où la nécessité de produire des logements neufs. Mais on ne les produit plus.
Celui qui produit le logement neuf, c’est un promoteur immobilier. Mais avec l’augmentation des taux, il fait face à un effet ciseaux qui est mortel pour lui.
– Premier élément, si on augmente ces taux, vous l’avez compris, c’est parce qu’il y a de l’inflation. Donc construire un logement coûte plus cher.
– Deuxième élément, quand les taux d’intérêt sont plus élevés, la dette qu’il utilise coûte plus cher aussi.
Donc les coûts de production augmentent pour le promoteur. Or le promoteur, que fait-il ? Il construit, puis il vend ses logements.
Mais avec l’augmentation des taux de crédit, les gens qui achetaient en empruntant à 1% doivent maintenant emprunter à 4 % ! Donc, on observe que la hausse des taux d’intérêt est concrète pour celui qui achète un bien.
On construit moins de logements neufs. Mais en quoi cela pénalise l’économie ?
Pierre Sabatier : Vous avez des gens qu’il faut loger, que vous ne pouvez pas loger. Donc on peut considérer qu’une partie du chômage provient de la crise du logement. Si les gens ne peuvent pas se loger pour répondre aux besoins en travail proposés dans ces zones tendues, on peut avoir un manque à gagner, un chômage structurel qui augmente. Plus de chômage, moins de consommation, moins de richesses créées.
De plus, les promoteurs immobiliers, ce sont des entreprises qui embauchent des artisans pour construire. Moins d’activité, moins d’emploi, moins de salaires distribués. Si l’on distribue moins de revenus, il y aura moins de consommation.
Sachez une chose : l’essentiel de la richesse qu’on crée en France comme partout, repose sur la consommation des ménages. En mettant en difficulté les acteurs de l’immobilier neuf, on met en difficulté tout l’écosystème et tous leurs travailleurs.
L’inflation et la hausse des taux font souffrir le secteur de la promotion, mais on pourrait le dire pour n’importe quel secteur d’activité ?
Pierre Sabatier : Oui, mais là il s’agit d’un arrêt brutal, puisque les promoteurs immobiliers sont en grande difficulté. Et comme vous l’évoquez, il n’y a plus de création. Sachez tout de même qu’au travers des dispositifs fiscaux type Pinel, qui vont bientôt s’éteindre, on produisait dans les années 2010 entre 40 et 50 000 logements par an. Et quand on construit 40 à 50 000 logements en moins, il y a toute une chaîne qui ne vit plus des subsides associés à la production.
Oui, la crise du logement se manifeste d’abord dans le neuf. Mais il y a aussi l’autre partie, le logement ancien. Les transactions dans le logement ancien avaient atteint pratiquement 1 200 000 transactions annuelles en 2022. Un sommet historique.
En quoi les transactions dans l’ancien contribuent-elles à l’économie ?
Pierre Sabatier : L’écosystème vit des transactions, pas du prix de l’immobilier.
Les agents immobiliers vivent de la transaction immobilière. Plus il y a transaction immobilière, plus on gagne de l’argent, plus on a des revenus qu’on va ensuite consommer. Tout cet argent manque comptablement à l’économie. Je rappelle que les deux tiers de la richesse créée reposent sur la consommation des ménages. Moins de revenus, moins de consommation, effet boule de neige. Les gens moins dans les magasins, on a vraiment un enchaînement de choses.
Je viens de parler des agences immobilières, mais il y a aussi les entreprises, les artisans de la rénovation. Naturellement lorsqu’il y a moins de transactions, il y a aussi moins de rénovations… Et je ne parle pas de la question thermique ou énergétique mais de la rénovation tout court. Donc là il y a un manque à gagner aussi.
Pensez aussi à un métier qui n’avait jamais vécu dans la difficulté. Les notaires gagnent un revenu lorsqu’il a transaction immobilière. Moins de revenus ! On a des études qui licencient. Ce n’était pas arrivé depuis Mathusalem.
Donc tout l’écosystème qui repose sur la transaction immobilière se grippe aujourd’hui. Pour une raison toute simple. Quand les taux d’intérêt passent de 1% à 4,5 %, le pouvoir d’achat immobilier à mensualité constante baisse de 28%. Le banquier va répondre qu’on ne peut plus acheter.
Y a-t-il d’autres secteurs d’activité dans l’économie qui sont victimes dans cette ampleur de la hausse des taux ?
Pierre Sabatier : Indirectement, c’est évident. Quand il y a moins de transactions, il y a aussi moins de crédits bancaires distribués. Une banque gagne de l’argent en fonction du volume de crédits distribués, et pas seulement du niveau des taux d’intérêt.
Cette hausse des taux a-t-elle a frappé aussi le tourisme, l’automobile, d’autres secteurs ?
Pierre Sabatier : Les moindres revenus distribués dans l’écosystème du logement font que les ménages qui travaillent dans ce secteur disposent de moins de pouvoir d’achat. Donc ils peuvent moins consommer. Nous vivons dans des activités de service. Lorsqu’on a un pouvoir d’achat qui est mis sous tension parce qu’on a moins d’activité, on continue de consommer les choses essentielles. Mais on va arbitrer sur les choses qui le sont moins. Par exemple, au lieu de partir 10 jours en vacances, on ne part que 8 jours.
Ainsi la crise du logement provoque un effet domino ?
Pierre Sabatier : Le secteur du logement est précurseur en ce qui concerne la sensibilité au carburant de l’économie que constituent les taux d’intérêt. C’est donc très grave, et si l’on ne fait pas quelque chose rapidement, cela va devenir encore plus grave dans les mois à venir.
Si l’on ne fait rien, combien de temps cela peut-il durer ? Et avec quelles conséquences ?
Pierre Sabatier : Pour l’instant il n’y a pas eu d’ajustement dans les prix de l’immobilier. Il y a un ajustement dans le volume de transactions immobilières, dont tout l’écosystème a souffert. Mais si les taux restent à leur niveau actuel, il faudra que l’immobilier s’ajuste. Le sujet n’est pas que les gens ne désirent plus l’immobilier, qu’il soit neuf ou ancien. Mais ils n’en ont plus les moyens. À partir du moment où les prix s’ajustent pour s’adapter à la nouvelle solvabilité, au pouvoir d’achat immobilier, les transactions vont augmenter de nouveau et on aura passé le plus dur.
Donc soit un ajustement par les prix, soit, et c’est probablement le plus probable selon nous, les taux d’intérêt cessent d’augmenter, finissent par baisser. Si les taux rebaissent de 4,5 à 2,5 % d’ici le début d’année prochaine, on pourrait débattre de cela. Mais il faut avoir en tête que l’Europe est sur la corde raide, l’économie européenne. En appuyant des deux pieds sur le frein, le pilote prend un risque. Je ne crois pas que nos autorités soient prêtes à assumer le fait de faire caler le véhicule.
Donc ils n’auront pas d’autres choix au second semestre que de baisser les taux d’intérêt. À cause des conséquences et dommages collatéraux.
Espérons que vous avez raison. Mais imaginons que les Banques centrales décident, pour des raisons d’inflation, de géopolitique ou autre, de ne pas baisser les taux d’intérêt ?
Pierre Sabatier : Dans ce cas-là, ajustement par les prix. Et finalement le marché va se guérir de lui-même.
L’activité, le chiffre d’affaires, c’est un volume multiplié par un prix. Si le prix baisse et que le volume repart, on sera un peu moins bien que la situation initiale, mais le marché repartira et c’est le plus important.
Celui qui possédait le stock en souffrira, par un prix de vente inférieur. Et naturellement, il y aura une forme de manque à gagner, donc moins d’argent à dépenser
Il faut donc absolument déverrouiller les choses dans l’ancien. Pour le neuf c’est bien plus grave. On avait des dispositifs fiscaux qui permettaient de flécher de l’épargne vers la production en neuf. Ces dispositifs sont en train de s’éteindre sans avoir aucune substitution déjà crédible en fait envisagée. Or le logement n’est pas seulement un sujet d’investissement, c’est aussi un bien de première nécessité, qu’il faut financer dans les zones tendues.
Pourquoi les gouvernements ne font-ils pas votre analyse, pourquoi n’aiment-ils pas l’immobilier ? Pourquoi ne font-ils rien ou pas grand chose face à cette crise du logement ?
Pierre Sabatier : Je ne sais pas, mais en même temps je ne suis pas psy, je suis économiste. Je ne comprends pas cette idée reçue que les gouvernants ont, avec un fantasme en plus. Un fantasme où les actions, les instruments financiers, qui bénéficient en fait d’une fiscalité avantageuse par rapport à l’immobilier, seraient mieux pour l’économie réelle. Ce qui est complètement faux. L’investissement dans l’immobilier est directement investi dans l’économie réelle.
Quand vous achetez une action en Bourse, donc sur le marché secondaire, c’est une transaction entre propriétaires. On ne donne pas d’argent à l’entreprise. Il faudrait donc une sorte d’acculturation, dans le champ de l’économie et de la finance, pour faire tomber les idées reçues qui aujourd’hui pénalisent l’immobilier, et qui font que le gouvernement n’arrête pas de taper dessus. C’est une forme de suicide. Économiquement, ce n’est pas acceptable, et en plus la question du logement est socialement explosive.
Il y a une forme d’obstination à taper sur une classe d’actifs, sur l’immobilier, sur le logement, alors même que les gens l’aiment et surtout l’aiment de manière légitime.
Une question que j’aurais pu vous poser ?
Pierre Sabatier : La question de la rénovation énergétique est un sujet majeur, qu’il faut prendre en considération. La question du « comment » est la plus importante. Il est bien beau d’avoir des sujets de communication et de faire des grandes injonctions. Mais encore faut-il pouvoir le faire, et avoir défini comment on fait pour passer à l’acte dans ce domaine.
Imaginons un instant que vous soyez ministre du Logement, avec du pouvoir. Quelles sont vos premières mesures ?
Pierre Sabatier : Déjà, on sépare les zones tendues des zones détendues. C’est un élément majeur. Il faut rentrer dans des détails, on ne peut plus rester des généralistes. Pour le logement neuf, on doit alimenter la pompe. Donc on doit faire tomber les idées reçues qu’on a véhiculées depuis des années, et remettre en place un dispositif fiscal en soutien de l’immobilier locatif neuf dans les zones tendues. Un dispositif qui s’appuie sur les bailleurs particuliers. Parce que, dans ces zones tendues, il n’y a pas de problème pour trouver des locataires.
Il ne faut pas oublier non plus la question de l’ancien dans les zones déconcentrées. Il faut mettre en place, non des avantages fiscaux associés à la rénovation, mais travailler sur la notion du prix de la rénovation. Et il faudrait aller très loin dans l’idée, travailler sur la fiscalité du travail associé aux travaux de rénovation. Aujourd’hui, le problème de la rénovation, qu’elle soit énergétique ou pour remettre sur le marché des biens qui n’y sont plus, souffre d’une seule chose. Le prix de la rénovation est trop cher. Parce que la masse salariale est insupportable et ne peut pas être payée. Donc il ne faudrait pas être ministre du Logement mais ministre de l’Économie.
(1) L’AUREP (Association Universitaire de Recherche et d’Enseignement sur le Patrimoine), est l’organisme de formation de référence dans le monde de la gestion de patrimoine.