Jules Verne a imaginé notre époque. L’argent roi, l’anglais comme langue dominante, des communications instantanées à l’échelle de la Planète. Il a même pressenti la Tour Eiffel et la Pyramide du Louvre.
D’après lui, les villes devront être adaptées aux nouvelles conditions. Pour cela, des sociétés faisant appel à l’épargne des particuliers vont transformer toutes les villes de France et être « le » grand propriétaire immobilier.
L’aventure de la pierre papier n’en serait-elle qu’à ses débuts ?
Quelques livres ont un destin hors du commun. Le Paris au XXème siècle de Jules Verne est de ceux-là.
L’éditeur le refusa. Sans recours.
Pierre-Jules Hetzel fut l’éditeur de Victor Hugo, de Balzac, Sand, Musset, Baudelaire. Il décida de prendre Jules Verne sous son aile et de publier Cinq semaines en ballon. Il devait faire la célébrité de Jules Verne en publiant tous les romans que nous connaissons aujourd’hui, de Vingt mille lieues sous les mers à De la Terre à la Lune en passant par Michel Strogoff. Mais Hetzel refusa énergiquement Paris au XXème siècle. Pourquoi ? Mal écrit, mauvais dialogues, idées saugrenues, histoire sans aucun intérêt. C’était en 1863.
Le manuscrit resta introuvable après la mort de l’écrivain en 1905. Puis en 1986, on retrouva le brouillon de la lettre de refus de l’éditeur. Enfin, on retrouva le texte lui-même. La première édition de ce roman date ainsi de 1994.
Anticiper l’avenir de Paris
Mais ce livre devait connaître un destin vraiment spécial. Avec lui, Jules Verne s’est trompé d’époque d’atterrissage. Non pas le XXème siècle comme il le pensait, mais le XXIème. Ce sont les risques du voyage dans le temps…
En fait Jules Verne n’a pas anticipé – et qui lui reprocherait ? – la première guerre mondiale qui devait ravager l’Europe et offrir aux États-Unis la suprématie mondiale. Il n’a vu non plus ni la seconde guerre mondiale ni la guerre froide. Il n’a donc pas imaginé la longue parenthèse 1914 – 1989 qui devait suspendre les lignes d’avenir. Son Paris au XXème siècle est en fait un Paris d’après la chute du mur de Berlin, un Paris de l’époque de la nouvelle mondialisation.
C’est ce qui donne au roman une dimension fascinante. Dans un langage vieillot, avec des schémas de pensée d’un autre temps, Jules Verne décrit notre époque avec autant de maladresse que d’éclairs de génie.
Ce que dit Jules Verne
Que trouve-t-on dans ce voyage dans le temps resté si longtemps inconnu ?
- Des anticipations amusantes :
- des ascenseurs dans les immeubles,
- la majorité à 18 ans,
- la montée vertigineuse de l’emploi public,
- des spectacles musicaux avec instruments électriques rassemblant des milliers de personnes…
- Des intuitions fulgurantes :
- l’anglais devenu langue dominante,
- le langage scientifique et même le français courant, envahis de termes anglais,
- l’accroissement déraisonnable de la consommation de papier (« les forêts ne servaient plus au chauffage, mais à l’impression »),
- les transactions boursières et les communications écrites instantanées à l’échelle du monde,
- et même l’argent roi…
- Des prophéties justes mais traitées avec ringardise sur les femmes ayant un idéal de minceur, portant des pantalons et travaillant comme les hommes…
- Et quelques prouesses qui touchent au mystère Jules Verne, avec une description de la Tour Eiffel (« un phare électrique, sans grande utilité (…) le plus haut monument du monde ») et une idée de la Pyramide (« on a planté, au beau milieu de la Cour du Louvre (…) »)…
L’immobilier et la Bourse
On trouve aussi dans ce manuscrit étonnant de 1863 une brève description d’une société immobilière cotée en Bourse, « propriétaire des principales villes de France (…) après les avoir reconstruites peu à peu ». Car il avait fallu adapter les villes aux nouvelles conditions créées par le progrès…
Ici, une précision s’impose. Au moment où écrit Jules Verne, la Bourse est le seul moyen de financement de l’économie. Et l’épargne ne peut aller qu’en Bourse. Actions et obligations.. Pas plus qu’il n’a imaginé la guerre de 1914-1918, Jules Verne n’a imaginé l’effondrement de la Bourse dans la pratique de particuliers. Rappelons qu’en 1914, sur quarante millions d’habitants – hommes, femmes, personnes âgées, enfants et bébés compris – il y avait dix millions d’actionnaires ! L’écrivain n’a donc pu imaginer non plus les nouvelles pratiques de placement et notamment les placements non cotés.
Aujourd’hui, la collecte d’épargne ne passe pas majoritairement par la Bourse. Mais si l’on associe comme l’a fait Jules Verne « collecte d’épargne » et « immobilier », eh bien, on a « pierre papier », que celle-ci soit cotée ou non.
Oui, nous devons aujourd’hui refaire les villes pour les adapter aux conditions nouvelles dues à la grande vague de la digitalisation et des changements d’usage, sur fond de développement durable.
Oui, les formules de collecte d’épargne immobilière auprès des particuliers :
- les Foncières (SIIC) cotées en Bourse
- les SCPI et les OPCI, non cotées
- de concert avec les multiples fonds d’investissements et fonds internationaux, provenant aussi en fin de compte de l’épargne de particuliers,
peuvent remplir ce rôle : étonnante actualité du texte de 1863 !
La grande aventure de la pierre papier après Jules Verne
Revenons sociétés immobilières cotées, qui en étaient à leurs débuts au moment où Jules Verne leur rêvait un grand avenir. Le Paris de Haussmann était en chantier.
Que sont-elles devenues ensuite ?
- Elles ont continué de transformer des quartiers de Paris, Lyon, Marseille et d’autres villes bien au-delà de l’aventure haussmannienne, jusqu’au début du XXème siècle.
- Puis, dans les années cinquante et soixante, elles ont participé activement à la construction de logements (Sociétés Conventionnées – SC – puis Sociétés d’Investissement Immobilier – SII). Enjeu crucial à l’époque.
- Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, elles ont financé des locaux d’entreprises (Sociétés Immobilières pour le Commerce et l’Industrie – SICOMI). Autre enjeu vital.
…et non cotée
Les placements immobiliers non cotés n’ont pas été en reste :
- Dans les années soixante les « Civiles », ancêtres directs des SCPI, ont inventé le bureau « sans pas de porte ». Autrement dit, pas d’indemnité à l’ancien locataire comme on le fait pour un commerçant qui cède son fonds de commerce. Elles ont ainsi permis l’émergence du marché des bureaux pour accompagner l’économie tertiaire naissante.
- Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les SCPI ont permis à de nombreuses petites entreprises – qui commençaient à être le principal creuset de création d’emplois – d’obtenir des locaux pour exister et fonctionner, en développant un véritable marché locatif.
La pierre papier aujourd’hui et demain
Depuis le début du XXIème siècle :
- les SCPI (Sociétés Civiles de Placement Immobilier)
- les jeunes OPCI (Organismes de Placement Collectif en Immobilier, le premier date de 2008)
- et toujours les Foncières cotées (SIIC, Sociétés d’Investissement Immobilier Cotées), lointaines descendantes des Foncières de Jules Verne)
- ainsi que nombreux fonds de « private Equity »
participent à la grande aventure de la transformation des immeubles et des quartiers. Pour adapter nos villes au nouveau contexte de digitalisation, de changements de modes de travail et de préservation de l’environnement.
Le rêve de Jules Verne est en voie de réalisation…
Jules Verne et la culture
En fait Paris au XXème siècle est une exception dans l’œuvre du grand écrivain.
Jules Verne est connu pour avoir été d’un enthousiasme infatigable et d’une fécondité extraordinaire sur toutes les merveilles du progrès. Lui qui n’a jamais vraiment quitté Amiens, a souvent utilisé le thème du voyage (en ballon, sous les mers, de la Terre à la Lune) pour illustrer ce qu’il apercevait de nouveau dans le monde à venir. Dans Paris au XXème siècle pourtant, pas de voyage, pas d’aventure pour servir de décor. Juste une promenade dans Paris, et des dialogues. C’est d’ailleurs le principal reproche de Hetzel. Le héros, Michel, n’est pas un capitaine, ni un fils, ni un père. Seulement un jeune homme qui découvre le Paris nouveau.
Dans cette œuvre à mi-chemin entre le roman et l’essai, Jules Verne se morfond à contempler la disparition de la culture, de la lecture, du théâtre et de toutes les formes de poésie ou de sensibilité artistique ou simplement humaine. Dans un monde dominé par l’argent et la technique. Jusqu’au désespoir : le dernier chapitre suggère le suicide de Michel.
Cette œuvre de jeunesse – probablement le deuxième roman de l’écrivain, rédigé en même temps ou juste après Cinq semaines en ballon – présente de nombreuses intuitions pénétrantes. Intuitions fascinantes et même parfois troublantes, vues d’aujourd’hui. Le génie visionnaire de Jules Verne y est tout entier. Mais c’est une œuvre triste.
Accordons ce point à Pierre-Jules Hetzel qui a refusé le manuscrit au moment où il voulait lancer Jules Verne.
Voir aussi :
Paris, la rue qui n’existe pas
Gestion de patrimoine, l’histoire d’une innovation