L’inflation assombrit l’horizon économique. En quelques mois à peine, l’atmosphère a complètement changé. L’enthousiasme de la sortie de crise sanitaire n’aura duré qu’un temps. Au lieu du « monde d’après » tant attendu, nous connaissons les lendemains qui déchantent. Et désormais le spectre de la récession, avec tous les désordres et souffrances qui vont suivre.
Comment un retournement aussi soudain et aussi brutal a-t-il pu se produire ? Comment a-t-on pu passer en quelques mois à peine d’une inflation jugée passagère, puis transitoire, puis durable ?
À cause de la guerre en Ukraine ? Sans aucun doute, mais des forces plus profondes sont à l’œuvre.
Pendant de longues années depuis la crise de 2008, les Banques Centrales rêvaient de voir un peu d’inflation apparaître sur leurs cadrans d’indices. Malgré tous leurs efforts, l’objectif de 2 % restait inatteignable. Soudain, en 2021, hausse des prix brutale.
Inflation, les explications se succèdent
Dans un premier temps, donc jusqu’en 2020 : ah, si les indices de prix voulaient bien se redresser ! Si l’inflation voulait enfin remonter un peu !
Puis dans un second temps, quand la hausse des prix se réveille, brutale, trois réactions successives. Premier « narratif » : l’inflation est passagère. Quelques mois plus tard : elle est transitoire. Aujourd’hui : elle sera forte et durable.
Il est pourtant difficile d’imaginer que le monde ait changé si vite, si profondément !
Admettons que nos grands argentiers soient intelligents.
Admettons aussi que leur parole soit très contrainte. Leurs déclarations en effet sont très écoutées, dans le plus grand détail, par les responsables et les grands acteurs économiques : entreprises, banques, gouvernements. Elles ont ainsi un véritable impact économique. Elles peuvent aussi effrayer les marchés financiers. Donc si les banquiers centraux pensent que des risques se dessinent mais ne sont pas certains, ou s’ils espèrent que tel facteur l’emportera sur tel autre, ils vont mesurer le poids des mots qu’ils prononcent. Et peut-être garder pour eux les subtilités de leurs analyses. D’où un discours qui pourrait sembler incohérent au fil du temps.
Enfin, admettons que les Banques Centrales ont été, jusqu’ici, de remarquables pompiers. La crise de 2008 n’a pas débouché sur un désastre mondial. Les problèmes de l’euro en 2011 n’ont pas abouti à l’accident grave qui guettait. L’arrêt du monde en 2020 avec l’épidémie covid, et la contraction soudaine du PIB, n’ont pas débouché sur une véritable catastrophe économique.
Autrement dit les pompiers internationaux de la finance ont sauvé le monde plusieurs fois de suite. Mais celui-ci n’a pas été réparé structurellement. La résolution des problèmes a été remise à plus tard.
Et aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec le « plus tard » qui a été si longtemps repoussé.
Pourquoi les prix montent aujourd’hui ?
Les manuels d’économie donnent une définition concise de l’inflation : une hausse générale des prix.
Or celle-ci peut provenir de deux facteurs.
La hausse des prix par la production
La crise sanitaire et les mesures que les gouvernements ont adoptées, ont désorganisé les échanges mondiaux. Le ralentissement de la production à de nombreux endroits, a entraîné des problèmes d’approvisionnement. On peut ajouter les mauvaises récoltes dans telle ou telle partie du monde. Bref, quand l’activité a repris au sortir de la crise sanitaire, une hausse des prix des matières premières, des denrées alimentaires et des produits importés était mécaniquement obligatoire.
Ceci suffit à expliquer l’expression d’inflation passagère que la Fed et la BCE ont utilisé. Tout le monde était d’accord. Il y avait une soudaine inflation mais celle-ci correspondait à la reprise de l’activité dans un monde encore désorganisé. L’augmentation des prix n’avait rien de bien méchant, elle passerait.
Mais elle s’est confirmée, et surtout à un degré inattendu. On est donc passé à l’expression de transitoire.
Première erreur d’analyse, ou au moins de discours ? Sans doute, car on ne pouvait revenir purement et simplement au monde d’avant. S’il faut revoir les circuits longs d’approvisionnement, rapprocher la production du lieu de consommation, si les États et les entreprises doivent procéder à des investissements massifs, il ne faut pas compter que cela se fasse sans heurts. La mondialisation a fait baisser les prix, la dé-mondialisation va les faire remonter. Rien de transitoire…
Et soudain la guerre en Ukraine, les sanctions économiques contre la Russie, la division du monde. Le gaz et le pétrole en quelque sorte militarisés.
Or une économie de guerre est une économie de frontières. Les échanges sont moins fluides. L’inflation y est structurelle, donc durable… les discours atterrissent !
La hausse des prix par la monnaie
Depuis 2008 et la première intervention massive des Banques Centrales, de nombreux Cassandre annonçaient une inflation galopante. Donc une hausse vertigineuse des indices de prix à la consommation. Il faut d’abord expliquer pourquoi ceci ne s’est pas produit… jusqu’en 2021.
Les économistes se disputaient sur le bien-fondé de la politique monétaire particulièrement offensive en soutien de l’économie. Il s’agissait de savoir s’il y avait réellement création monétaire, ce qui produirait mécaniquement de l’inflation. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat. On peut néanmoins s’entendre sur deux points :
- Il y a eu augmentation massive de liquidités
- Mais ces liquidités n’ont pas irrigué vraiment l’activité économique, au niveau des entreprises et des particuliers.
Cela explique en particulier qu’il n’y ait pas eu une montée galopante des prix à la consommation, mais une hausse des « marchés d’actifs », à savoir les obligations, les actions et l’immobilier.
Mais tout a changé avec la gestion de la crise sanitaire. En même temps que l’on a arrêté la planète entière, les États, et on ne peut le leur reprocher, ont voulu sauver l’économie à tout prix. Le soutien des Banques Centrales s’est donc transformé en irrigation de liquidités… dans l’économie réelle. On a empêché que la chute violente du PIB ne détruise le tissu des entreprises. La production était handicapée, mais la consommation ne s’est pas effondrée
Car cette fois-ci les acteurs économiques, particuliers et entreprises, ont reçu de l’argent, du pouvoir d’achat en fait, et sans contrepartie de production puisque c’était évidemment l’objectif. Plus d’argent dans le circuit, pour moins de production. Formidable bombe à inflation. Qui attendait pour exploser que la crise sanitaire soit assez loin derrière nous. En 2021 par exemple.
En sachant qu’une bombe à inflation prend des années pour produire tous ses effets. Nous y sommes, l’inflation sera durable.
Comprendre la nature de l’inflation
Commençons par une évidence : tous les échanges se font par la monnaie. Que celle-ci prenne la forme de pièces ou billets, de chèques, ou de simples écritures digitales.
Et voici le piège. Tout ce que nous achetons, à chaque instant, tous les jours, s’exprime en euros, si nous sommes Français. Donc l’euro est la seule chose qui ne change pas dans notre expérience. Un billet de dix euros est toujours un billet de dix euros. Nous avons ainsi un repère, pour compter, pour penser : la monnaie.
Essayons de suspendre nos réflexes et de penser dans le bon ordre, en partant de la réalité économique et non de la monnaie.
- Considérons la technologie des smartphones et des tablettes. D’abord, rien de cela n’existait quand l’euro est né en 2000. Ensuite, les produits d’aujourd’hui sont plus puissants qu’il n’y a une dizaine d’années. On peut donc dire que non seulement il y a de nouveaux services, mais aussi qu’il y a de plus en plus de services pour des prix qui ne progressent pas aussi vite. En d’autres termes, par rapport au digital, l’euro s’est revalorisé. Il y a eu augmentation du pouvoir d’achat.
- À l’inverse, il suffit de faire ses courses pour constater que si l’on veut acheter la même quantité d’ingrédients pour un repas de famille, il faudra plus d’euros qu’il n’y a une dizaine d’années. Par rapport à l’alimentation, l’euro s’est dévalorisé. Le pouvoir d’achat a baissé.
C’est d’abord l’économie qui dirige la monnaie, donc l’inflation
En fait la monnaie s’adapte en permanence, elle suit les transformations de la société, le rythme de croissance économique, ses hausses et ses baisses. Les améliorations comme les difficultés. À chaque instant l’économie agit sur la monnaie. Le prix des produits et des services est le résultat de cette action.
Quand il y a plus de transformations positives, il y a déflation. Par exemple la mondialisation des échanges depuis le début des années deux mille a été un puissant facteur de baisse des prix. De même l’explosion des services digitaux à partir de l’arrivée de l’iPhone en 2009 a été très déflationniste.
À l’inverse, quand il y a plus de difficultés, il y a montée des prix. On l’a vu au second semestre 2021. La croissance était repartie. Les échanges voulaient reprendre à leur rythme d’avant la crise sanitaire, mais les outils productifs et les circuits d’approvisionnement n’étaient pas en mesure de suivre. Première salve de hausse des prix. Le conflit en Ukraine a aggravé ces difficultés. Seconde salve d’augmentation des prix, les indices explosent.
La politique monétaire ne fait pas tout
La politique monétaire agit en miroir. Trop de facteurs déflationnistes ? On peut augmenter la quantité de monnaie en circulation, pour compenser. Trop de facteurs inflationnistes ? On cherchera alors à diminuer la quantité de monnaie.
Mais une question apparait immédiatement. Qu’est-ce que le « trop » ? Autrement dit, quel serait le niveau idéal d’inflation ou de déflation ? Comme la population augmente, il faut plus de monnaie dans le circuit. On peut penser aussi qu’un état de santé normal de l’économie ne serait pas incompatible avec un peu d’inflation. Mais combien ? Quel serait le taux idéal ? Voilà bien une énigme que la théorie économique n’a pas résolu.
Quand la tendance était plutôt à la déflation, donc depuis 2008, les Banques Centrales visaient un objectif de 2 % de taux d’inflation qui correspondait selon elles à une situation plus saine. D’où leur politique accommodante. Avec la soudaine augmentation des prix depuis fin 2021, les Banques Centrales pensent devoir intervenir pour calmer la hausse.
Mais personne ne sait quel serait le niveau optimal d’inflation. On sait en revanche que les périodes de changement de rythme d’inflation provoquent de grands désordres. Exactement ce que nous vivons aujourd’hui.
Il faut bien comprendre que la politique monétaire agit sur la monnaie. Son objectif est de limiter les dégâts. Mais elle ne résout pas forcément les difficultés économiques d’origine. Elle ne traite les problèmes de fond.
C’est donc du côté de l’économie qu’il faut rechercher les causes de ce qui nous arrive aujourd’hui.
Économie, d’où vient la fragilité du monde ?
Nous avons basculé dans un monde fragile. Ou peut-être en avons-nous simplement pris conscience. La crise de 2008 a constitué une alerte sérieuse. La pandémie du covid en a constitué une autre. Puis la guerre en Ukraine.
Que fallait-il entendre ? Quels changements n’avons-nous pas vu venir ? Pourquoi le monde nous parait-il soudain si différent de ce que nous imaginions ?
C’est ce que nous verrons dans la prochaine analyse.
Voir aussi :
Guerre en Ukraine : les conséquences pour l’économie française