Le monde change ? Bel euphémisme derrière lequel on s’abrite, comme si l’on voulait se convaincre que l’on a tout compris.
Le phénomène auquel nous avons à faire face est celui d’une série de changements qui dépassent notre imagination. Non parce que nous en manquons, mais parce que la réalité qui se dessine ne rentre plus dans nos schémas de pensée. Nous apercevons des tendances, mais ne disposons pas de références satisfaisantes pour en analyser les conséquences que l’on pressent vertigineuses.
Trois exemples permettront d’illustrer la façon dont l’avenir se dérobe dès que l’on cherche à y poser des certitudes : les crypto monnaies, la réalité virtuelle et les bureaux.
Le défi intellectuel des crypto monnaies
Le sujet des crypto monnaies est particulièrement représentatif du défi intellectuel posé par les nouvelles tendances. Tout le spectre des attitudes y est représenté, depuis la négation pure et simple jusqu’à l’enthousiasme conquérant, en passant par le mépris, la qualification de bulle ou la dénonciation d’un danger de première importance.
Qui a raison ?
Pendant que l’on parle, les faits s’accumulent. Walmart, le premier groupe mondial de grande distribution, a décidé de permettre le paiement en crypto à ses caisses. Paypal, le leader international des paiements en ligne, a lui aussi pris la décision d’accepter les cryptos.
Le jeu Axie Infinity, qui permet de gagner des cryptos tout en affrontant des monstres, a dépassé le milliard de dollars de transactions par jour, et aussi par jour le million de joueurs… dans de nombreux pays dont des pays très pauvres. Selon le FMI, cent-dix États préparent d’ores et déjà leur propre crypto monnaie. La Chine donne exemple, avec près de 10 % de la population qui a utilisé sa monnaie numérique légale.
Si l’on prend du recul, les deux enjeux sont les suivants :
- D’abord, le mouvement irrésistible de conquête dans laquelle est engagée le numérique. La monnaie est un nouveau territoire. Instantanéité des échanges, quasi-absence de coût, sécurité quasi absolue par le cryptage – la fameuse « blockchain » – et traçabilité définitive de tous les échanges réalisés.
- Ensuite, la remise en cause des systèmes monétaires que nous connaissons depuis l’apparition des premières pièces frappées à l’effigie d’un souverain, il y a près de trois mille ans. Avant cela, il fallait extraire l’or ou l’argent métal ; aucun Prince ou État ne pouvait intervenir sur la valeur du métal échangé ; le concept de création monétaire était naturellement inconcevable. C’est à cette situation que nous feraient revenir les crypto monnaies : il faut d’abord les « miner », sans aucun contrôle centralisé.Puis elles achètent des biens et services ou s’échangent entre elles à la valeur acceptée par les différents acteurs économiques, tout comme autrefois l’or et l’argent non encore « frappés ». Elles remettent donc en cause, ni plus ni moins, toute l’histoire connue de la monnaie et de la construction progressive, sur de nombreux siècles, du système monétaire actuel.
Concevoir ce qui serait le meilleur système monétaire à l’ère du numérique ? Il est bien tard pour réfléchir : la course est d’ores et déjà engagée entre les États-Banques Centrales et les crypto monnaies décentralisées, dans une guerre où personne ne veut mourir. Tenter un exercice de prospective ? L’avenir est seulement en train de s’écrire. Seuls les historiens sauront un jour comment l’intrigue se sera dénouée, après quels bouleversements, pour donner naissance à quelle nouvelle organisation de l’économie.
La difficile prévision des conséquences de la réalité virtuelle
L’irruption de la réalité virtuelle fait entrevoir les difficultés de l’exercice de prévision. Étrange expression que celle de réalité virtuelle. Pur produit de geeks experts en marketing manipulatoire. L’intelligence artificielle mise en place ira plus loin que le virtuel que nous pratiquons déjà.
Aujourd’hui un coureur automobile peut s’asseoir devant un simulateur de pilotage et s’exercer sur un circuit qu’il ne connait pas encore, pour ensuite courir pour de vrai avec une connaissance parfaite du circuit. Un jeune ou moins jeune peut s’investir dans un jeu vidéo avec un avatar. Mais lorsque toutes les perceptions et toutes les sensations de mouvement auront été mobilisées par le digital, quand le nouvel univers sera tangible, vif, aussi coloré que celui de l’enfance, on aura une autre réalité.
Totalement concurrente de celle que l’humanité a toujours connue.
Certes, il était jusqu’à présent possible de s’évader à l’aide d’un poème, d’un roman ou d’un film d’action. Ou d’un jeu vidéo dans lequel on plongeait avec un avatar. Mais c’était une évasion au sens figuré, une évasion par l’esprit, le temps d’un instant. Certes, il y avait déjà des phénomènes d’addiction. Mais ce que proposera la mal-nommée réalité virtuelle, que certains commencent à appeler plus justement « metaverse », n’est rien d’autre que de nous emmener dans d’autres univers où l’on pourra passer un temps pratiquement illimité.
« Fuir, disait Mallarmé, là-bas fuir ! ». Ce dont les poètes rêvaient, le numérique va le permettre. Mais avec quelles conséquences culturelles, sociales, politiques ?
Entre autres effets, l’entrée sur un toboggan qui conduira « au réel pour les riches et au virtuel pour les pauvres », ai-je écrit un jour dans un article de prospective. La formule n’était d’ailleurs pas de moi, ni vraiment nouvelle. L’idée non plus. On la trouve chez plusieurs grands écrivains de science-fiction ou scénaristes de films.
Rêve ou cauchemar ? En tous les cas une évolution différente des sociétés humaines.
Ce qui est aujourd’hui une petite merveille de révolution technologique fera plus qu’influencer l’emploi ou la croissance, l’urbanisme ou le développement durable. Elle donnera naissance, en quelques décennies, à une société différente qui produira, échangera et consommera autrement, et dont l’organisation politique sera tout autre que celles dont nous avons l’expérience.
Prévoir dans ces conditions ? Modestie oblige…
Où vont les bureaux ?
Les bureaux soulèvent la question de l’ancrage dans le réel. Voilà bien un sujet moins futuriste et pourtant lourd, lui aussi, des questions de lendemain. Les bureaux sont là. Que vont-ils devenir ?
On sait d’où l’on vient. L’économie de services a, dès son émergence, donné une grande part aux bureaux. Cela devenait moins vrai avec le digital, qui a engendré de nombreux métiers exigeant seulement une présence devant un ordinateur. Le marché des bureaux n’a cessé, jusqu’à présent, de s’adapter aux évolutions des entreprises et de leurs modes de fonctionnement.
Pour savoir où l’on va, on cherche à dessiner l’évolution de la carte des métiers dans l’ensemble de la société, puis à mesurer la part des tâches qui ne nécessitent pas de présence en entreprise. Mais quand tous les calculs prévisionnels à court terme ou prospectifs à moyen ou long terme auront été faits, avec tous les ressorts possibles d’intelligence et de clairvoyance, aura-t-on abordé le facteur essentiel ?
Il n’est pas raisonnable de réduire une entreprise à une juxtaposition de tâches. C’est comme disséquer un cadavre. On en voit tous les constituants mais pas la respiration, les battements du cœur, le mouvement ou le rire. Or, l’économie se fait avec des entreprises vivantes, autrement dit qui changent, se développent, réussissent ou échouent. Penser en tâches seulement, c’est imaginer qu’il n’y a pas de nouvelles créations d’entreprises.
Qu’il n’y a pas de nouvelles technologies qui pourraient, demain, obliger certaines firmes à infléchir leur façon de travailler ou à s’attaquer à des marchés nouveaux. C’est imaginer que toutes les entreprises d’aujourd’hui, et même l’ensemble de l’économie, resteraient désormais relativement statiques.
Il faut donc considérer l’entreprise dans sa vie de tous les jours comme dans ses moments exceptionnels, dans ses difficultés comme dans ses réussites. On imagine alors aisément combien des lieux de travail, mais aussi de rencontres et d’échanges, peuvent être importants pour la vie des entreprises. Que la nécessité ou la demande futures en soient difficiles à mesurer n’en diminue en rien le caractère essentiel. Il y a donc deux lignes d’avenir parallèles : celle du développement du télétravail depuis la crise sanitaire, et celle de la réinvention des « lieux » de l’entreprise.
Mais si l’on parle de « lieu », une autre ligne d’avenir se présente immédiatement, celle des nouvelles exigences de lien social et de chaleur humaine dans une société de plus en plus digitalisée. Nul doute en effet que plus nous serons devant les écrans ou dans le virtuel – ou demain le metaverse –, plus il y aura un besoin renouvelé d’échanges bien réels, de véritable proximité. Pour cela il faut des lieux. Les bureaux pourraient accompagner l’émergence de cette demande future.
Donner des chiffres ? Impossible. Mais il est vraisemblable que l’ancrage dans le réel est une valeur d’avenir.
Cette analyse a été présentée dans le numéro 96 de Réflexions Immobilières, revue de l’IEIF
Voir aussi :
L’avenir de l’immobilier : ce qui va se passer entre 2020 et 2050