Quel est le devenir des villes ?
Pour la première fois dans la longue aventure de l’humanité, les sociétés de la planète entière se sont arrêtées. Pendant les deux mois du confinement, les rues de Paris ont été désertes comme elles ne l’avaient jamais été de mémoire d’historien ! On peut s’interroger aujourd’hui sur ce que deviendront les villes dans la société future.
« Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur » a écrit Churchill.
Revenons donc à la naissance de la ville, à son origine.
Je vous parle d’un temps que les moins de 6 000 ans ne peuvent pas connaître…. Le temps de Sumer et des sumériens.
Les Sumériens, ce n’est pas rien…
Ce peuple venait des hauts plateaux d’Anatolie (Turquie aujourd’hui). Il s’est fixé entre Tigre et Euphrate, à l’extrême sud de la Mésopotamie (Irak). Sur des terres apparemment pauvres, médiocrement irriguées mais au climat assez bienveillant. Il développa des techniques dont est directement issue l’apparition – et donc la naissance – des villes.
Quelle histoire nous raconte l’accouchement de la Cité ?
Tout au long du IV° millénaire avant JC, les peuples de trois régions pratiquent la chasse, la pêche et la cueillette.
- La vallée de l’Indus (Pakistan actuel).
- L’Ukraine
- Et surtout le cœur du croissant fertile qui va de l’Egypte à la Mésopotamie, monde prédateur de chasse, de pêche et de cueillette
Ces trois jeunes cousines vont engendrer une nouvelle civilisation, en donnant naissance simultanément à trois merveilles.
- La première se nomme agriculture, avec l’irrigation, l’apparition de stocks et la domestication, puis l’élevage bovin, caprin et ovin.
- La deuxième a pour nom écriture et pour prénom pictographique. Elle deviendra cunéiforme, car il faut bien enregistrer, c’est-à-dire comptabiliser et nommer, les dépositaires de ces excédents.
- Et la troisième s’appelle ville. Elle va prendre ses marques et rapidement se distinguer de son ancêtre le village et pas seulement par la taille…
Cette « révolution urbaine » est découverte au XIX ° siècle. Notamment à partir de la ville d’Uruk (As Samâouah, en Irak), patrie du roi Gilgamesh. Ce site date de 3 500 ans avant JC, une fois et demie plus loin de la Nativité que nous, néanmoins postérieure à Jéricho (dans l’actuelle Palestine), Qaramel (Syrie), Nevali Cori (Turquie) ou Catal Hüyük (Turquie).
Dix siècles avant les capitales égyptiennes de Thèbes ou de Memphis, Uruk s’étendait déjà sur 230 hectares. La taille d’Athènes au temps de Périclès, trente siècles plus tard.
Pourquoi la ville ?
Ce n’est pas la taille qui fait la ville, et c’est en cela qu’elle nous intéresse.
Elle nait d’une révolution agricole qui, grâce à la captation, au détournement de l’eau, au lessivage des champs, à la pratique de la jachère et à l’hybridage des plantes, augmente très sensiblement les productions, orge et secondairement blé. Ce système à l’entretien très lourd, consomme beaucoup de main d’œuvre et procure progressivement des excédents. Donc des stocks, qu’il faut bien entreposer, conserver, comptabiliser, qualifier et défendre contre les envieux.
C’est parce qu’il va falloir conserver les stocks, les protéger, les garder et de temps à autre les échanger, que la ville n’est pas un gros village qui se serait étendu, mais une organisation de fonctions diverses et d’une toute autre puissance.
Telle est donc l’origine de la ville
Apparition d’une civilisation urbaine
Né de l’irrigation[1] et de l’élevage, doté d’une architecture hautement symbolique, l’espace urbain exprime fortement l’importance des pouvoirs religieux, militaires, culturels et politiques.
En effet, les fouilles archéologiques entreprises en Mésopotamie à partir de notre XIX° siècle ont révélé bien des surprises.
- Des murailles défensives.
- Des monuments religieux. Une ziggurat (pyramide en escaliers) dédiée à la déesse Inanna (équivalente de la Vénus romaine), et des temples monumentaux dédiés au dieu du ciel An (dieu du ciel, de la végétation, il était le père de tous les dieux).
- Des lieux de réunion.
- Un habitat : des maisons en brique.
- Et surtout, ces fouilles ont révélé qu’il y avait des agriculteurs sédentaires, des éleveurs, des forgerons, des artisans potiers, et des scribes écrivant des milliers de tablettes.
Tous ces prêtres, ces marchands, ces guerriers et ces artisans peuplant, arpentant, animant et quadrillant déjà la ville.
Ville dont les espaces sont hiérarchisés, du public au privé, du collectif à l’individuel.
Une vie différente, totalement en rupture avec celle du village. Une vie urbaine avec ses lois, ses gouvernements, son système astronomique, ses développements mathématiques et, excusez du peu, l’invention de la roue.
La roue était d’abord une « tour de potier ». Puis, pourquoi ne pas la tenir verticalement ? La roue devenait un moyen de transport attachée à l’arrière du « travois », qui jusque-là trainait les charges directement sur le sol.
Du village à la ville, un changement de nature
Les ancêtres des villageois étaient nomades. Puis la civilisation agraire a donné naissance aux villages. Le plus gros des villages ne voyait pas plus loin que le bout de ses terrains. Avec la ville on va redécouvrir l’ailleurs, le lointain.
Il s’avère que cette ville-centre domine les campagnes et les villages alentours, auxquelles elle est reliée par des longs chemins, produits de pistes ou sentiers élargis.
Et que cette ville-centre est également et peut être surtout, en relation étroite avec ses colonies progressivement développées en Syrie, au bord du Nil, en Perse.
Grâce à l’invention de la roue, les chemins cèdent progressivement le pas à de premières routes en pavage de pierres ou en rondins de bois. Les romains imposeront un réseau de la méditerranée à l’Ecosse, mais trente siècles plus tard.
Liens avec les lieux, flux avec les stocks. Déjà.
Lieu de pouvoirs et d’échanges
Et notre ville ? Oui, ses formes évolueront sans aucun doute, bien sûr ses techniques se développeront au fil du temps. Mais Babylone, Bénarès, Sparte, Athènes, Rome, Venise, Pékin, Londres, Paris, New York, Dubaï ou Singapour représentent toujours un carrefour de communication majeur, un centre d’échanges réels et virtuels efficace. Elles sont aussi la représentation formelle et la valeur symbolique d’un pouvoir politique, d’un pouvoir économique, et depuis la Renaissance et les premiers banquiers génois, d’un pouvoir financier.
Une identité et des connexions.
A Manhattan, le long du grand canal de Venise, face au Bünd de Shanghaï, un urbanisme et une architecture délibérément exhibitionnistes illustrent cette puissance, mais ailleurs, là où elle se fait plus discrète, elle n’en exerce pas moins la complexité de sa relation et de sa relative dépendance à son territoire.
Alors que le village vit « sur » et « de » ses terres au fil des saisons, qu’il assure abri et alimentation, la ville se caractérise depuis 6 000 ans par un lieu de pouvoirs et d’échanges (bois, minerais, charbon de bois), une charge symbolique (« Comme Carthage, Londres sera détruite… », hystérisait Hitler en 1940), dans une communauté de moyens où l’on a plus à gagner qu’à perdre à vivre ensemble. Un lieu dont l’objet ne se cantonne pas aux terrains adjacents, comme naguère le village. Mais représente une manière de voir, d’aborder, parfois de tenter de dominer, à tout le moins de peser sur le reste du monde.
La ville, à travers son histoire, est encore aujourd’hui cette complexité de fonctions qui évolue, qui se transforme et qui peut se désagréger, comme on le craint périodiquement pour Lagos au Nigeria ou Djakarta en Indonésie….
C’est pourquoi il faut assumer Sumer !
Bernard Roth
Voir aussi, dans la série « histoires extraordinaires »
Paris, la rue qui n’existe pas
Histoire de la gestion de patrimoine, l’origine d’une innovation
[1] On parle des « royaumes hydrauliques », voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, paru en 1997, éditions Folio 2007